Dans un entretien exclusif, Poda Diornite, figure reconnue pour son engagement en faveur de l’éducation et des droits des jeunes filles, aborde sans détour la problématique alarmante des grossesses précoces en milieu scolaire en Côte d’Ivoire. Au-delà de l’impact social et humain, il met en lumière les conséquences désastreuses de ce phénomène sur le système éducatif lui-même et, plus largement, sur la valeur et la reconnaissance des diplômes nationaux. Une analyse sans concession qui invite à une réflexion urgente sur les mesures à prendre pour sauvegarder l’avenir de la jeunesse ivoirienne.

- Selon votre expérience, comment le phénomène des grossesses en milieu scolaire a-t-il évolué au cours des dernières années en Côte d’Ivoire ? Y a-t-il des tendances notables ?
Depuis plus d’une décennie que je travaille dans l’éducation des jeunes en Côte d’Ivoire, j’ai observé une augmentation inquiétante des cas de grossesses en milieu scolaire, notamment dans les zones rurales et périurbaines. Il ne s’agit pas uniquement d’une hausse numérique, mais d’une transformation du profil des jeunes filles concernées : on voit désormais des cas dès l’âge de 11 ou 12 ans, ce qui traduit une précocité alarmante.
Autre tendance significative : la “normalisation” silencieuse de ces situations dans certains établissements. On en parle davantage, on documente mieux, mais les réactions institutionnelles restent insuffisantes. Le phénomène est plus visible, mais pas encore suffisamment traité à la racine. Cette évolution témoigne d’un affaiblissement de l’encadrement moral, parental et communautaire autour des enfants.
Enfin, les politiques publiques en matière de santé reproductive en milieu scolaire sont encore trop timides, et la coordination entre les ministères de l’Éducation, de la Santé, et de la Famille demeure très partielle.
- Quel rôle jouent les dynamiques familiales et communautaires dans la survenue de ces grossesses ?
Les grossesses précoces ne tombent pas du ciel. Elles sont le symptôme visible d’un effondrement de plusieurs piliers de l’encadrement social :
• Au niveau familial, la montée de la monoparentalité, la migration des parents vers les centres urbains (souvent sans leurs enfants), et la faiblesse de la communication parents-enfants sur les sujets sensibles comme la sexualité sont des facteurs déterminants. Beaucoup d’adolescents sont livrés à eux-mêmes.
• Sur le plan communautaire, des normes sociales encore ancrées légitiment le mariage ou la maternité précoces. Dans certaines cultures, une jeune fille qui tombe enceinte est même “valorisée”, considérée comme une preuve de fertilité. Cela renforce le phénomène.
• Il faut également mentionner l’influence des réseaux sociaux, où les adolescents sont confrontés à des contenus sexualisés, sans les outils critiques nécessaires pour les décrypter. Or, ces contenus viennent combler un vide éducatif laissé par l’école et la famille.
• Enfin, la pauvreté structurelle pousse certaines jeunes filles à se lancer dans des relations transactionnelles pour subvenir à leurs besoins de base : recharge téléphonique, frais de scolarité, alimentation… Le lien entre vulnérabilité économique et sexualité précoce est très clair dans notre contexte.
⸻
- Comment ces grossesses affectent-elles la trajectoire éducative des jeunes filles et leur capacité à réaliser leur potentiel ?
Une grossesse non planifiée en milieu scolaire est, pour la majorité des jeunes filles, un point de rupture irréversible. Dans la pratique, très peu de ces adolescentes reprennent effectivement le chemin de l’école, même si des textes le permettent. Le poids social, les responsabilités nouvelles et l’absence de dispositifs de réinsertion scolaire adaptés rendent ce retour extrêmement difficile.
Cela a pour conséquence :
• Une déscolarisation précoce, souvent définitive ;
• Une perte de projection personnelle : la jeune fille se replie sur un avenir limité à la maternité ou à des activités de survie ;
• Une stigmatisation sociale forte, parfois au sein même de l’établissement ou du corps enseignant ;
• Un repli identitaire, une perte d’estime de soi, et un risque accru de reproduction du cycle de pauvreté.
Statistiquement, il n’existe pas encore de base de données nationale consolidée sur la réintégration post-grossesse, mais les témoignages du terrain indiquent que moins de 25 % des filles enceintes réussissent à reprendre et poursuivre leur scolarité jusqu’à un diplôme.
⸻
- Quelles sont les interventions les plus efficaces pour prévenir les grossesses en milieu scolaire ?
L’efficacité repose sur une approche multisectorielle intégrée, avec des leviers à la fois éducatifs, sanitaires, psychosociaux et communautaires :
1. L’éducation sexuelle complète (ESC) : pas juste biologique, mais aussi émotionnelle, relationnelle, juridique et sociale. Il faut enseigner le respect de soi, la notion de consentement, la gestion des émotions et des pressions. L’UNESCO a établi des normes que la Côte d’Ivoire peut adapter à son contexte culturel. Mais cela demande du courage politique, car les résistances sont fortes.
2. Des services de santé adaptés dans les établissements scolaires : Il est temps de généraliser les infirmeries scolaires avec du personnel formé aux enjeux adolescents, notamment les sages-femmes scolaires. Ces espaces doivent offrir à la fois de l’écoute, de la prévention, et, quand c’est possible, l’accès à la contraception.
3. L’autonomisation des filles : Des clubs de leadership féminin, des ateliers de développement personnel, des bourses pour les filles vulnérables, sont des moyens concrets de redonner du pouvoir d’agir aux jeunes filles. Quand une fille a une vision claire de son avenir, elle est plus difficilement manipulable.
4. Le travail avec les parents, chefs coutumiers et religieux : On ne changera pas les comportements sans les impliquer. Cela nécessite un dialogue intergénérationnel et interculturel structuré.
⸻
- Comment décririez-vous l’évolution des taux de réussite aux examens (CEPE, BEPC, BAC) en Côte d’Ivoire ? Quelle est votre perception de la qualité de l’éducation ?
Le taux de réussite au CEPE a progressé, ce qui reflète des efforts d’amélioration du cycle primaire. Cependant, cette progression ne se poursuit pas de façon linéaire aux examens suivants. Le BEPC stagne autour de 50–55 %, et le BAC peine à franchir durablement la barre des 45 %.
Cela montre que :
• Les fondamentaux du primaire sont de mieux en mieux acquis, grâce à des efforts en matière de formation des maîtres, de fournitures, et de suivi pédagogique ;
• Mais le secondaire souffre d’un surpeuplement, d’une qualité d’enseignement très hétérogène, et d’un programme trop théorique et déconnecté de la réalité.
En somme, le diplôme continue d’exister, mais il ne garantit plus les acquis. Il est aujourd’hui possible de décrocher le BEPC ou le BAC avec des lacunes graves en expression écrite, en calcul fonctionnel ou en raisonnement logique. C’est une alerte rouge pour la crédibilité du système.
⸻
- Quels sont les principaux facteurs pédagogiques qui influencent les taux de réussite ?
Les déterminants pédagogiques sont nombreux, mais les plus décisifs sont :
• La qualité de la formation initiale et continue des enseignants : Trop d’enseignants, notamment dans le secondaire, n’ont pas reçu de formation pédagogique adaptée à leur niveau d’enseignement.
• L’encadrement pédagogique et l’évaluation : Les inspecteurs sont en sous-nombre, parfois débordés. L’évaluation reste trop axée sur la récitation et la mémoire au détriment de la compréhension et de la résolution de problèmes.
• Le ratio élèves/enseignants : Dans certaines classes de 6e ou de Terminale, on compte plus de 80 élèves, ce qui empêche tout suivi différencié.
• L’absence d’un véritable soutien aux élèves en difficulté : pas de dispositifs de rattrapage efficaces, ni de tutorat structuré, ni de cellule d’écoute dans les établissements.

- Quelles sont les conséquences d’un faible taux de réussite ou d’un diplôme peu crédible ?
Quand le diplôme perd sa valeur, tout le système de mobilité sociale s’effondre. Les jeunes se retrouvent avec un parchemin qui n’ouvre ni la porte à l’emploi, ni celle aux études supérieures.
Cela crée :
• Une frustration généralisée chez les jeunes ;
• Une perte de confiance des employeurs, qui cherchent d’autres moyens d’évaluer les compétences (tests maison, stages, concours internes) ;
• Une explosion du secteur informel, avec des diplômés qui se recyclent dans des activités peu qualifiées ;
• Et surtout, un désenchantement qui nourrit l’émigration clandestine ou le repli communautaire.
Sur le plan macro-économique, cela signifie un pays qui produit peu de valeur ajoutée locale, et qui dépend de plus en plus de l’extérieur pour des services, des savoirs et des innovations.
⸻
- La Côte d’Ivoire risque-t-elle une main-d’œuvre moins qualifiée si les diplômes ne sont pas crédibles ?
Ce n’est plus un risque, c’est une réalité qui s’installe. Si rien n’est fait, nous aurons une génération de jeunes avec des diplômes mais sans capacité opérationnelle, ce qui est encore plus dangereux qu’une génération sans diplômes du tout.
Nous devons repenser notre système pour former des jeunes employables, adaptables, capables de résoudre des problèmes dans leur environnement immédiat. Sinon, le pays perdra le dividende démographique et devra importer les compétences qu’il aurait pu former localement.
⸻
- Comment renforcer la crédibilité des diplômes nationaux ?
La crédibilité se renforce à plusieurs niveaux :
• Refondre les curricula pour intégrer les compétences clés : expression, résolution de problèmes, numérique, esprit critique, etc.
• Mettre en œuvre une véritable approche par compétences, avec des évaluations réalistes et contextualisées.
• Créer une agence nationale d’assurance qualité de l’éducation, indépendante, capable de contrôler, d’auditer et de sanctionner les établissements.
• Encourager les certifications sectorielles (métier, compétences transversales) en lien avec les besoins du marché du travail.
• Enfin, établir des passerelles entre l’enseignement général et professionnel, et entre l’école et le monde de l’entreprise.
Mot de fin
En tant qu’acteurs de l’éducation et du développement humain, nous ne pouvons plus nous permettre de traiter les problématiques comme les grossesses en milieu scolaire, la baisse de la qualité des apprentissages ou la perte de crédibilité des diplômes avec légèreté. La Côte d’Ivoire est à un carrefour décisif : soit elle investit avec rigueur et lucidité dans l’éducation de sa jeunesse, soit elle continue à produire des cohortes de jeunes insuffisamment préparés, socialement vulnérables et économiquement marginalisés.
Il est urgent que les politiques éducatives s’arriment aux réalités socio-économiques du pays, que les programmes de formation soient repensés pour développer des compétences transférables et que les systèmes d’évaluation redeviennent crédibles. Cela exige une volonté politique ferme, des partenariats multisectoriels renforcés, et une implication plus stratégique des communautés.
Les défis sont immenses, mais notre potentiel collectif l’est davantage. L’éducation reste notre meilleur levier de transformation sociale et de développement durable. Il est temps d’agir, avec responsabilité, innovation et engagement.
CB